Roger Caillois
Les jeux et les hommes, 1958, Gallimard.
(Condensation par djaipi)
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Illusion = in-lusio, entrée en jeu. (p. 61)
Introduction
Si véritablement le jeu est un ressort primordial de civilisation, ses significations secondes sont instructives.
Jeu : Aisance, risque, habileté ; activité spécifique, mais aussi la totalité des figures, symboles ou instruments nécessaires à cette activité ou au fonctionnement d’un ensemble complexe. Jeux de cartes, jeux de clés, jeux des pièces d’une machine, jeux d’orgues, jeux de voiles, ce sont des ensembles complets et dénombrables conçus pour fonctionner sans intervention extérieure autre que l’énergie qui le met en branle.
Style : Jeu d’un musicien ou un comédien, le terme de jeu combine alors les idées de limites, de liberté et d’invention. Chance et habileté, prudence et audace, association d’opposés.
Système de règles : Celles-ci définissent ce qui est ou ce qui n’est pas de jeu, c'est-à-dire le permis et le défendu. Rien ne maintient la règle que le désir de jouer, c'est-à-dire la volonté de la respecter. Ensemble de restrictions volontaires, acceptées de plein gré et qui établissent un ordre stable, parfois une législation tacite dans un univers sans loi.
Jeu : Action régulière et combinée des parties d’une machine, liberté qui doit demeurer au sein de la rigueur même.
Il traduit et développe des dispositions psychologiques qui peuvent constituer d’importants facteurs de civilisation : notions de totalité, de règle et de liberté.
Il propose et propage des structures abstraites, des images de milieux clos et préservés, où peuvent s’exercer d’idéales concurrences. Ce sont autant de modèles pour les institutions et les conduites. Elles ne sont pas directement applicables au réel toujours trouble et équivoque, enchevêtré et innombrable. Intérêts et passions ne s’y laissent pas aisément dominer. Violence et trahison y sont monnaie courante. Mais les modèles offerts par les jeux constituent autant d’anticipations de l’univers réglé qu’il convient de substituer à l’anarchie naturelle.
Il n’en va pas autrement dans le domaine esthétique. Transgression ou respect des règles fait partie du monde des Arts. Toute rupture qui brise une prohibition accréditée, un interdit, dessine déjà un autre système non moins strict et non moins gratuit.
On peut suivre le progrès même de la civilisation dans la mesure où celle-ci consiste à passer d’un univers fruste à un univers administré, reposant sur un système cohérent et équilibré, tantôt de droits et de devoirs, tantôt de privilèges et de responsabilités. Le jeu inspire ou confirme cette balance.
Les jeux de compétition aboutissent aux sports, les jeux d’imitation et d’illusion préfigurent les actes du spectacle. Les jeux de hasard et de combinaison ont été à l’origine de maints développements des mathématiques. La fécondité culturelle des jeux est impressionnante. De même sur le plan individuel, chaque jeu renforce, aiguise quelque pouvoir physique ou intellectuel.
Le jeu invite, accoutume à écouter cette leçon de maîtrise de soi et à en étendre la pratique à l’ensemble des relations et des vicissitudes humaines où la concurrence n’est plus désintéressée, ni la fatalité circonscrite. Un tel détachement à l’endroit des résultats de l’action, même s’il demeure apparent et toujours à assurer, n’est pas maigre vertu.
La capacité de conjuguer différentes espèces de jeu, est jeu à son tour et jeu supérieur, d’une plus large complexité, en ce sens qu’elle est art d’associer utilement des forces malaisément composables. En un sens, rien autant que le jeu n’exige d’attention, d’intelligence et de résistance nerveuse.
Il faut aussi considérer les jeux de vertige. Eprouver plaisir à la panique, s’y exposer de plein gré pour tenter de ne pas y succomber, avoir devant les yeux l’image de la perte, la savoir inévitable et ne se ménager d’issue que la possibilité d’affecter l’indifférence, c’est comme le dit Platon pour un autre pari, un beau danger et qui vaut la peine d’être couru.
Le jeu aide à former une attitude. Il ordonne au joueur de ne rien négliger pour le triomphe tout en gardant ses distances vis-à-vis de lui. Considérer la réalité comme jeu, gagner plus de terrain à ces grandes manières qui font reculer la lésine, la convoitise et la haine, c’est faire œuvre de civilisation.
Le jeu repose sans doute sur le plaisir de vaincre l’obstacle, mais un obstacle arbitraire, presque fictif, fait à la mesure du joueur et acceptée par lui. La réalité n’a pas de ces délicatesses.
Tout ce qui est mystère ou simulacre par nature, est proche du jeu. Il ne peut pas exister sans l’envie, le désir que l’on en a et le plaisir que l’on en éprouve.
Créateur d’espace : le domaine du jeu est réservé, isolé des lois confuses et embrouillées de la vie ordinaire et s’accomplit dans des limites précises de temps et de lieu selon des règles précises, arbitraires, irrécusables. Même le tricheur qui ne fait qu’abuser des autres joueurs est inclus dans le jeu.
Le jeu n’a d’autre sens que lui-même. On ne joue que si l’on veut, que quand on veut, que le temps qu’on veut. En ce sens, le jeu est une activité libre, et il y a toujours la place pour l’incertitude. Il consiste dans la nécessité de trouver, d’inventer immédiatement une réponse qui est libre dans les limites des règles.
Il y a beaucoup de jeux qui ne comportent pas de règles : ceux de jouer un rôle. Malgré le caractère paradoxal de l’affirmation, la fiction, le sentiment du comme si remplace la règle et remplit exactement la même fonction. Par elle-même, la règle crée une fiction. Les jeux ne sont pas réglés et fictifs. Ils sont plutôt ou réglés ou fictifs.
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Tentatives de classification
Malgré la multitude et la variété infinies des jeux et après examen des différentes possibilités, il se dégage une division en quatre rubriques principales selon la teneur du jeu : compétition, hasard, simulacre ou vertige. Ils sont nommés respectivement : Agôn, Alea, Mimicry et Ilinx. Elles déterminent chacune un principe original.
On peut les situer entre deux pôles antagonistes : un principe de divertissement, de turbulence, d’improvisation libre, une fantaisie incontrôlée nommé paidia. A l’extrémité opposée, cette exubérance espiègle et primesautière est disciplinée par une tendance complémentaire, presque inverse : le besoin croissant de la plier à des conventions arbitraires afin de lui rendre plus malaisé de parvenir au résultat désiré. Celui-ci exigera une somme constamment accrue d’efforts, de patience, d’adresse ou d’ingéniosité. Cette seconde composante s’appelle ludus.
Ludus : règle(s), plaisir qu’on éprouve à résoudre une difficulté gratuite, complément et éducation de la paidia,
Ludus est un agôn virtuel, l’adversaire n’est pas un concurrent extérieur mais soi-même. La civilisation industrielle en a fait un hobby, un violon d’Ingres, mais la construction de modèles complets est féconde, c’est une des fonctions les plus hautes de l’instinct de jeu. Il propose au désir primitif des obstacles arbitraires pour s’ébattre et se divertir. En disciplinant la paidia, il travaille à donner aux catégories fondamentales du jeu leur pureté et leur excellence.
Paidia : kredati (sanscrit), wan (chinois), liberté, énergie de l’indifférencié, manifestations spontanées de l’instinct de jeu, puissance primaire d’improvisation et d’allégresse, tumulte et exubérance. Mais aussi, en parallèle avec le wan chinois : jeux qui interdisent la hâte, contemplation, calme, patience.
Agôn : forme pure du mérite personnel, compétition où l’égalité des chances est artificiellement créée, désir de reconnaissance, discipline et persévérance, revendication de la responsabilité personnelle,
Alea : jeu de dés (latin), hasard, chance, destin, dérision du mérite, démission de la volonté, les jeux de hasard sont des jeux spécifiquement humains,
Agôn et alea n’existent que par l’existence de règles (ludus), pas les deux suivants.
Mimicry : mimétisme, imitation, simulation, jouer un personnage, déguisement, masque, plaisir d’être autre, identification au héros, invention incessante, seule règle : la fascination
Ilinx : tourbillon (grec), ilingos : vertige, infliger à la conscience lucide une panique voluptueuse, désarroi organique et psychique, étourdissement qui anéantit la réalité, hypnose de la conscience.
Ludus + agôn = échecs, bridge, sports…
Ludus + alea = réussites, jeux de hasard
Ludus + mimicry = théâtre, maquettes, jeux de rôles…
Ludus + ilinx = 0
Corruption
La « clarté » des jeux, opposée aux aspects sombres de la réalité chaotique n’empêche pas leur possible corruption.
Dialectique des jeux et du monde réel : y a-t-il « contamination » par le monde réel ? La fiction implicite du jeu lui assure une protection contre l’empire de l’instinct où le divertissement devient passion, obsession et source d’angoisse.
Hors des limites du jeu, la perversion de l’agôn est la plus répandue. Le but est le succès. Le rôle civilisateur du jeu se voit dans les freins qu’il oppose à l’avidité naturelle et à l’ambition forcenée.
La corruption de l’alea naît avec la superstition et les formes de dépendance, la crédulité puérile où l’on n’attend rien de soi et tout du hasard, le fatalisme.
La corruption de la mimicry est l’aliénation, la perte de son identité profonde où l’on oublie l’être qu’on est.
La corruption de l’ilinx est dans les addictions autodestructrices qui provoquent des comportements aberrants par la recherche de la déroute de la conscience ou du désarroi de la perception.
Le ludus et la paidia ne sont pas des catégories du jeu mais des manières de jouer et ils fonctionnent dans l’existence ordinaire avec leur contraste immuable.
Le cerf volant, avant de devenir un jouet en Europe, figurait en Extrême-Orient l’âme extérieure de son propriétaire resté sur le sol, mais relié à elle magiquement et réellement par la corde.
La marelle représentait vraisemblablement le labyrinthe où s’égarait d’abord l’initié.
Les jeux périodiques célébrés en Grèce s’accompagnaient de sacrifices et de processions. Dédiés à une divinité, ils constituaient en eux-mêmes une offrande : celle de l’effort, de l’adresse et de la grâce. Ces compétitions sportives étaient avant tout une sorte de culte, la liturgie d’une cérémonie pieuse.
(On se souvient aussi de Phidias à qui l’on faisait remarquer l’inutilité de sculpter une partie de son sujet parce qu’elle serait invisible au public, et qui répondait que c’était pour les dieux qui, eux, voyaient. -ndb)
Les jeux de hasard ont été constamment liés à la divination.
Le jeu actuel demeure souvent mal dégagé de son origine sacrée. (Doit-il s’en dégager ?)
La doctrine qui consiste à tenir chaque jeu pour la métamorphose ultime et humiliée d’une activité sérieuse est fondamentalement erronée et, pour tout dire, une pure et simple illusion d’optique.
Sociologie des jeux
Instruments, symboles et rituels de la vie religieuse, comportements et gestes de la vie militaire, sont couramment imités par les enfants. Pour les adultes, jeu et vie courante sont constamment et partout domaines antagonistes et simultanés.
L’histoire verticale des jeux établit que le jeu est consubstantiel à la culture dont les manifestations les plus remarquables sont promues règles du jeu social, normes d’un jeu qui est plus qu’un jeu.
La question de savoir qui a précédé l’autre, le jeu ou la structure sérieuse, se présente comme assez vaine. Les structures du jeu et les structures utiles sont souvent identiques mais elles s’exercent dans des domaines incompatibles. Cependant, ce qui s’exprime dans les jeux n’est pas différent de ce qu’exprime une culture.
Caillois a l’idée de jeter les fondements d’une sociologie à partir des jeux.
Les quatre attitudes fondamentales permettent en théorie six conjonctions. Chacune se trouve conjuguée tour à tour avec l’une des trois autres : compétition-chance (agôn-alea) ; compétition-simulacre (agôn-mimicry) ; compétition-vertige (agôn-ilinx) ; chance-simulacre (alea-mimicry) ; chance-vertige (alea-ilinx) ; simulacre-vertige (mimicry-ilinx).
Des six conjonctions prévisibles entre les principes des jeux, deux apparaissent à l’examen contre nature, deux autres viables sans plus, cependant que les deux dernières reflètent des connivences essentielles.
-- Conjonctions contingentes : alea et mimicry ; agôn et mimicry.
-- Conjonctions fondamentales :
1) Agôn et alea, il y a une exacte symétrie remarquable entre leurs deux natures, elles sont parallèles et complémentaires. Le plaisir naît pour le joueur d’avoir à tirer le meilleur parti possible d’une situation qu’il n’a pas créée ou de péripéties qu’il ne peut diriger qu’en partie seulement. Le jeu apparaît comme l’image même de la vie, mais comme une image fictive, idéale, ordonnée, séparée, limitée. Agôn et alea occupent le domaine de la règle. Sans règle il n’est ni compétition ni jeux de hasard.
2) Mimicry et ilinx, à l’autre pôle, supposent également un monde déréglé où le joueur improvise constamment, se confiant à une fantaisie jaillissante ou à une inspiration souveraine, qui ni l’une ni l’autre ne reconnaissent de code. La mimicry suppose la conscience de la feinte, tandis que le propre du vertige et de l’extase est d’abolir toute conscience. Leur alliance est si puissante, si irrémédiable qu’elle appartient naturellement à la sphère du sacré et qu’elle fournit peut-être un des ressorts principaux du mélange d’épouvante et de fascination qui le définit. La vertu d’un tel sortilège me paraît invincible au point que je ne m étonne pas qu’il a fallu des millénaires à l’homme pour s’affranchir du mirage. Il y a gagné d’accéder à ce qu’on nomme communément la civilisation.
Autre symétrie : dans les couples agôn-alea et mimicry-ilinx, le premier terme est actif et fécond, le second passif et ruineux
A l’intérieur des deux grandes coalitions, une seule catégorie de jeux est véritablement créatrice : la mimicry, dans la conjuration du masque et du vertige ; l’agôn, dans celle de la rivalité réglée et de la chance.
Il y a une substitution capitale qui remplace le monde du masque et de l’extase par celui du mérite et de la chance.
La stabilité des jeux est remarquable, et pourtant ils sont innombrables et changeants. Ils revêtent mille formes inégalement réparties comme les espèces végétales ; mais infiniment plus acclimatables, ils émigrent et s’adaptent avec une rapidité et une aisance également déconcertantes. Ils fournissent une preuve de l’identité de la nature humaine.
Dans l’Antiquité, la marelle est un labyrinthe où l’on pousse une pierre – c'est-à-dire l’âme – vers la sortie. Dans l’Inde, on jouait aux échecs avec quatre rois. L’Occident médiéval transforma un des rois en Dame.
Avec la musique, la calligraphie et la peinture, les Chinois mettent le jeu de pions et le jeu d’échecs au rang des quatre pratiques que doit exercer un lettré etc.
On s’aperçoit que la totalité de la vie collective, et non seulement son aspect institutionnel, à partir du moment où la mimicry et l’ilinx en ont été pourchassés, repose sur un équilibre précaire et infiniment variable entre l’agôn et l’alea, c'est-à-dire entre le mérite et la chance. Dans toutes les sociétés, dès qu’elles ont pris quelque extension, s’opposent l’opulence et la misère, l’obscurité et la gloire, la puissance et l’esclavage. Alea et agôn sont contradictoire, mais solidaires. Un conflit permanent les oppose, une alliance essentielle les unit.
La délégation
C’est la seule forme, dégradée, diluée, de la mimicry qui puisse subsister dans un monde fondé sur les principes couplés du mérite et de la chance. D’où le culte, éminemment caractéristique de la société moderne, de la vedette et du champion. C’est l’identification.
C’est pourquoi presque tous préfèrent triompher par procuration, par l’intermédiaire du héros de film ou du champion, seul élu contre tant de prétendants. Il n’est sans doute pas de composition plus inextricable de l’agôn et de l’alea. Chacun se trouve en même temps autorisé à l’illusion et dispensé des efforts qu’il faudrait fournir, s’il voulait véritablement tenter sa chance et essayer d’être cet élu.
Cette identification superficielle et vague, mais permanente, tenace et universelle, constitue un des volants compensateurs essentiels de la société démocratique. Pareille aliénation va si loin qu’elle aboutit communément à des gestes individuels dramatiques ou à une sorte d’hystérie contagieuse qui soudain s’empare de toute une jeunesse. Cette fascination est d’ailleurs favorisée par la presse, le cinéma, la radio, la télévision. (Aujourd’hui : le web, les jeux virtuels associés à des technologies complexes etc.)
Le nouveau jeu social est défini par le débat entre la naissance et le mérite, entre la victoire emportée par le meilleur et l’aubaine qui exalte le plus chanceux. Mais les places sont chères. D’où le subterfuge de la délégation.
La mimicry et l’ilinx sont des tentations permanentes. Il faut un bonheur mystérieux et hautement improbable pour que certaines sociétés aient réussi à rompre le cercle infernal que refermait sur elles l’alliance du simulacre et du vertige.
Le but du jeu est le jeu lui-même. Tout son intérêt réside dans cette concurrence inextricable des possibles. On ne joue pas pour gagner à coup sûr. Le plaisir du jeu est inséparable du risque de perdre. Le jeu est phénomène total. Il intéresse l’ensemble des activités et des ambitions humaines.
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